Retour sur la troisième conférence du cycle « Le droit des affaires en perspective »
L’IRDA met en place, sous la direction scientifique du Professeur Caroline COUPET, un cycle de conférences ayant pour objet d’élargir et d’enrichir l’approche du droit des affaires, en remettant en perspective certains des thèmes, institutions, concepts, œuvres doctrinales ou écoles de pensée, du droit commercial.
La troisième conférence de ce cycle s’est tenue le mercredi 31 mai 2023 ; elle était intitulée « L’École de Rennes ».
La doctrine de l’entreprise a durablement marqué la pensée commercialiste française par un renouveau de l’analyse du droit des sociétés. Si les analyses et les idées qui la portent ont éclos au début des années 1960 dans de multiples foyers, Toulouse, Nancy, Montpellier…, on doit à l’« École de Rennes » d’avoir développé et systématisé la relation entre le concept de société et celui d’entreprise, notamment par ses représentants les plus connus, tels Claude Champaud, Jean Paillusseau. La logique de cette doctrine, qui s’est propagée bien au-delà des seules terres bretonnes, était à sa naissance audacieuse : quittant le débat sur la nature contractuelle ou institutionnelle de la société, elle propose une analyse fonctionnelle, dite aussi « technicienne », et non conceptuelle de la société : la société est une technique juridique dont l’entreprise constitue la finalité. Conclusion la plus connue de cette analyse, l’intérêt social ne serait autre que l’intérêt de l’entreprise exploitée. Les conséquences sont nombreuses : les parties prenantes autrefois écartées du droit des sociétés en font désormais partie intégrante, le pouvoir des dirigeants se voit accentué quand la société ne doit plus demeurer la seule propriété des associés… La doctrine de l’« École de Rennes » a été critiquée et contestée. Mais, à l’heure où les enjeux sociaux et environnementaux constituent la pierre angulaire des évolutions contemporaines du droit des sociétés, n’y voit-on pas la consécration de la doctrine de l’entreprise pour le meilleur ou pour le pire ? En somme, quelle postérité reconnaître à l’École de Rennes ?
Pour répondre à ces questions, deux personnalités se sont succédées.
Antoine GAUDEMET, Professeur à l’Université Paris-Panthéon-Assas et directeur du Magistère Juriste d’Affaires – DJCE, est revenu aux sources de la doctrine de l’entreprise. Après avoir esquissé une définition de ce que l’on dénomme une « École » de pensée, Antoine Gaudemet a retracé la genèse de l’École de Rennes, laquelle est la plus illustre au sein du courant de la doctrine de l’entreprise. Si cette dernière ne peut en effet être réduite à cette école, elle n’en demeure pas moins profondément attachée à l’Université de Rennes à laquelle l’on doit les principaux protagonistes (qu’il s’agisse de Roger Houin, Roger Percerou, Claude Champaud, Jacques Béguin, Raphaël Contin, Jean Paillusseau, pour ne citer qu’eux parmi d’autres). Les raisons de la primauté de l’École de Rennes au sein de la doctrine de l’entreprise ont ensuite été présentées. La première n’est autre que la nouveauté des idées qui y ont été développées, lesquelles se sont agencées autour des manifestations juridiques de l’entreprise. Deux idées, en particulier, ont ancré l’originalité de l’École de Rennes : en droit des sociétés, la société doit être appréhendée comme une technique d’organisation juridique de l’entreprise ; en droit des entreprises en difficulté, le sort de l’entreprise doit être dissocié de celui du débiteur. La deuxième raison est celle de la nouveauté des méthodes portées par l’École de Rennes, qui peuvent se résumer en trois aspects. D’abord, le droit est une technique juridique d’organisation, en particulier de l’entreprise. Ensuite, cette technique juridique est finalisée par certaines valeurs sociales. Enfin, le droit est en action dans la vie économique et sociale et doit donc être étudié dans sa pratique. La dernière raison de la reconnaissance de l’École de Rennes est enfin celle des innovations pédagogiques qu’elle a permises. Ainsi, on doit à cette École, par exemple, l’essor des instituts d’administration des entreprises ou encore, la création des diplômes de juriste conseil d’entreprise.
Hervé SYNVET, Professeur émérite de l’Université Paris-Panthéon-Assas, a quant à lui abordé la postérité de la doctrine de l’entreprise. Afin de mieux évaluer l’influence de l’École de Rennes sur le droit positif, Hervé SYNVET a tenu à limiter doublement son propos au droit des sociétés, dans la mesure où c’est en cette matière que l’influence de la doctrine de l’entreprise est la plus importante, et à Jean Paillusseau, à qui l’on doit les réflexions les plus profondes et les plus répandues dans ce domaine. C’est ainsi que les ressorts actuels de la doctrine de l’entreprise se trouvent dans leur totalité au sein de l’introduction de la thèse de Jean Paillusseau (La société anonyme, technique d’organisation de l’entreprise, préf. Y. Loussouarn, Sirey, Bibl. dr. com., T. 18, 1967) : le droit des sociétés doit dépasser le débat de la nature institutionnelle ou contractuelle de la société ; la société n’est pas un groupement de personnes mais une technique juridique d’organisation de l’entreprise et, en conséquence, l’intérêt propre de la société n’est autre que l’intérêt de l’entreprise, lequel doit prévaloir sur celui des actionnaires. Les manifestations de ces propositions ont été nombreuses tant au regard du législateur que du droit souple. Il en est ainsi, par exemple, de la création des sociétés unipersonnelles, lesquelles reflètent la conception suivant laquelle la société n’est non un seul groupement de personnes mais une technique d’organisation de l’entreprise qu’elle exploite. De même, le Rapport Viénot, en 1995, définissait l’intérêt social comme celui de l’entreprise et le Code Afep-Medef continue encore aujourd’hui de s’exprimer au travers de « l’intérêt social de l’entreprise ». Plus éclatant encore, la loi PACTE qui, outre la création de la raison d’être et des sociétés à mission, a modifié l’article 1833 du Code civil opérée par la loi PACTE, par l’ajout d’un alinéa second : « La société est gérée dans son intérêt social, en prenant en considération les enjeux sociaux et environnementaux de son activité ». C’est sur ce dernier aspect qu’Hervé SYNVET a concentré son propos puisque cette modification semble la manifestation la plus éclatante de la doctrine de l’entreprise. Pourtant, est-elle véritablement une traduction de la pensée de Jean Paillusseau ? S’il ne peut être nié qu’il s’agit là d’une rupture avec la conception traditionnelle de la société dans le sens de la doctrine de l’entreprise, Hervé SYNVET a souhaité démontrer que l’assimilation n’était pas parfaite, pour plusieurs raisons. D’abord, le rapport Senard-Notat à l’origine de ce texte, bien qu’il reprenne une large partie de la pensée de Jean Paillusseau, ne fait aucune référence à ce dernier, ni à l’École de Rennes. Ensuite, tant ce rapport que le texte qui en est issu sont animés par des préoccupations sociétales, ce qui n’était pas la ligne directrice de Jean Paillusseau. Ce dernier était davantage animé par une logique pragmatique, inspirée par sa propre activité de praticien, bien loin des considérations de la RSE actuelle. Enfin, alors que Jean Paillusseau défendait la nullité des actes sociaux contraires à l’intérêt social entendu comme l’intérêt de l’entreprise, la loi PACTE a expressément écarté une telle sanction.
En conclusion de cette analyse, Hervé SYNVET a fait le constat de la fin d’un cycle du droit des sociétés, fin que l’on doit à l’École de Rennes. Toutefois, cette fin n’apparaît pas sans heurts, dans la mesure où elle porte en elle un conflit qui s’exprimera de plus en plus à l’avenir entre l’activisme actionnarial d’une part et l’activisme des ONG d’autre part. Tant et si bien que le droit des sociétés, désormais, doit être pensée non plus au sein d’analyses nationales mais dans une dimension européenne.